dimanche 1 avril 2007

Conclusion

J’ai donc 31 ans. Probable que ce petit compte à rebours m’a permis de faire passer l’angoisse qui précède chaque anniversaire. Je me suis pris au jeu et j’ai vu une progression dans ce texte dont je ferai peut-être un jour quelque chose. Un petit livre, pourquoi pas, où je laisserais comme Perec dans Je me souviens quelques pages blanches pour que tout le monde puisse faire sa liste à soi, puis son blog à soi afin que l’expérience devienne réellement ce que j’aime dans la littérature, une sorte de principe démocratique. Ce petit livre, je pourrais aussi le distribuer comme un livret d’opéra, une opera personnelle, dans une soirée où ces morceaux seraient joués, entendus enfin. J’ai beaucoup aimé passer des disques dans les cafés de ma ville, pour des soirées parfois un peu ringardes, parfois pleines de poésie. Ce serait l’occasion de terminer avec I want you back et de danser tous ensemble, comme des petits fous, comme à la fin des grèves victorieuses et des Astérix. Ensuite, c’est mon ami Jérôme qui prendrait les commandes de la soirée. Et vous découvririez plein de bons morceaux. Ce qui, ma foi, était aussi le but de ce blog.

samedi 31 mars 2007


There she goes - The La's

C’est la chanson des chansons. Celle qui me vient dans les moments d’épiphanie, de rage victorieuse. Dans l’amour. J’attends au coin de la rue et je la vois qui sourit, en trottinant doucement vers moi. There she goes. C’est une chanson sur la drogue mais tant pis. C’est simplement une chanson incroyable, avec l’intro la plus sublime de toute l’histoire de la pop. C’est une chanson simple qui ne devient complexe que parce qu’elle mute tranquillement en cours de route, comme si elle était le résultat d’une improvisation. Il y a la légende aussi : Lee Mavers perdu à jamais, comme un nouveau Fred Neil. Que cette chanson est belle et combien elle résonne dans tous les pores de ma peau lorsque j’en suis mentalement et physiquement le dépliage. Je la regarde se développer autant que je l’entends se dérouler. Tout comme je tente de solidifier un visage dans le temps, lorsque tombe sur lui un éclat de lumière et que je me dis que l’ai déjà vu de nombreuses fois, depuis l’enfance au moins et qu’il risque encore une fois de s’échapper. Comme j’ai déjà vu cette perplexité rieuse lorsqu’elle rentre dans le café et me cherche des yeux. Comme j’ai déjà senti cette fébrilité alors qu’elle découvre la mienne, camouflée par un phrasé impatient. There she goes. La voilà qui arrive, comme elle est arrivée mille fois en songe dans mon existence, sans que je puisse la distinguer précisément. Certains entendent des cloches voler dans l’air, moi j’entends les arpèges des La’s. Elle passe doucement sa main sur ma nuque, ses doigts pénètrent à la naissance de mes cheveux. There she goes.

vendredi 30 mars 2007


Holes - Mercury Rev

C’est ce qui s’appelle de la triche. Regardez bien : il va parler de toutes les chansons qu’il n’a pas réussi à traiter dans un seul texte où il va les énumérer et dire un petit mot à propos de chacune. Le pari est perdu, il n’a pas réussi à s’en tirer. Mais attendez, c’était oublier qu’il est rusé. Il peut se justifier, le bougre. Car il y a un vrai point commun entre Holes, Bittersweet symphony et Mercedes : le bouche à oreille. En avoir entendu parler par les amis, Les Inrockuptibles, la hype en général et avoir adhéré tout de suite au principe, en se réjouissant d’y avoir adhéré. Ce sentiment de synchronie est parfois primordial. On écoute la même chose que ceux qui savent un peu ce qui est bien et on se sent bien dans ce sentiment d’adéquation, sans chercher la querelle. Je n’ai jamais pu sacquer Jeff Buckley ou Radiohead et j’ai toujours un peu ricané sur la dévotion unanime qu’on leur prêtait. En revanche, j’ai apprécié d’aimer avec tout le monde La nuit, je mens et son texte majestueux, Holes et sa volupté grave, Bittersweet symphony et sa révolte rentrée, illustrée par un clip joyeusement bourrin. J’ai pu en parler des heures avec mes amis proches et nous avons pour une fois évité de pinailler sur U2, Depeche Mode et les Waterboys. Mon ami Jérôme appelle « musique de célébration » les morceaux dansants sur lesquels tout le monde peut se retrouver à bouger ses fesses, et pourquoi pas à lever les bras. J’appellerais bien « musique de coopération » ces morceaux bien foutus, malins, émouvants et efficaces qui touchent presque tout le monde en même temps et qui posent certains repères pour notre éducation musicale commune. Jusqu’à ce que la génération d’après décide d’en faire de fausses valeurs. Et pourquoi pas d’ailleurs.

jeudi 29 mars 2007


Chinatown - Tahiti 80

On approche du terme. Plus que trois places. Il faut éliminer et trouver de bonnes raisons d’éliminer. Dans l’idéal, on chercherait la cohérence, l’ensemble bien défini, proprement conçu. Sauf que les goûts musicaux, c’est tout sauf cohérent. Là, je voulais mettre Message personnel de Françoise Hardy et dire que c’est probablement l’une des plus belles chansons d’amour en français. J’ai aussi hésité à parler de La chanson de Jacky, puisque c’est ainsi que sa mère surnommait mon père Jacques, et puisque moi aussi j’aimerais être une heure, une heure seulement, beau, beau, beau et con à la fois. Mais j’ai décidé de parler encore de gens que je connais. Il faut toujours croire que ce sont les artistes de notre environnement proche qui sont les meilleurs au monde, ne serait-ce que parce que leurs productions nous font vivre au quotidien, dans leur montage et leur démontage régulier. Alors voilà, Tahiti 80 est le seul groupe que j’ai supplié de lui écrire des paroles de chansons. Xavier m’a dit non, très logiquement, et je ne suis même pas sûr que j’en aurais été réellement capable. Mais la musique de ce groupe m’inspire. Probablement parce qu’elle me touche directement, sans avoir à passer par mon intellect, pur objet de plaisir et pur plaisir d’être faite. Du coup, écrire des paroles aurait été un vrai pari : il aurait fallu redécouvrir ce lien immédiat entre les mots et cette musique qui pénètre en moi sans que j’arrive à expliquer le pourquoi du comment de cette concordance. Et ça marche à chaque fois : on dira Chinatown mais j’aurais tout aussi bien pu dire Heartbeat, Yellow Butterfly ou Big Day. C’est chaque fois le même émerveillement et je ne décortique jamais. La voix entre instantanément en moi, les orchestrations me semblent naturelles, évidentes. C’est la musique dont j’ai toujours voulu qu’elle existe. Et par bonheur, elle existe.

mercredi 28 mars 2007


Les piqûres d'araignée - Vincent Delerm

A défaut de lire régulièrement de la poésie française comme mon métier m’y invite, j’écoute de la chanson française et m’en porte bien, insensible aux critiques de mauvaise foi qui lui sont faites depuis quelque temps déjà. La trouver « réactionnaire » me paraît absolument insensé, quand la trouver dévitalisante par surcroît de mélancolie est une autre affaire. D’abord je ne suis pas sûr que la mélancolie entraîne une quelconque perte politique, puisque c’est ça qui est en jeu. Je vois l’instant mélancolique comme une phase de rassemblement inévitable : qu’on décide de se projeter dans le réel par la suite et c’est presque une question de détermination sociologique. Pour le reste, il y a probablement des chansons françaises réactionnaires. Mais il suffit d’écouter Bourrée de complexes de Boris Vian, Comme ils disent d’Aznavour, Bonnie and Clyde de Gainsbourg ou Les héros de Barbès d’Yves Simon pour se rendre compte que la chanson française n’est absolument pas réac par essence. Après avoir été longtemps suspicieux, je me suis mis à écouter Vincent Delerm, constatant que derrière l’habileté littéraire, il y avait tout sauf un système et donc une vie propre. J’ai commencé par aimer la musique des Filles de 1973, puis j’ai été plus qu’ému par Le baiser Modiano et aujourd’hui, j’écoute la chanson Les piqûres d’araignée deux à quatre fois par jour. Le texte m’échappe toujours et j’aime ça. La ligne de basse me chatouille comme un rayon de soleil au printemps et les chœurs me rappellent justement Yves Simon et cet album génial que ma mère avait dans sa discothèque, Raconte-toi. Delerm est moderne comme Simon l’a été à son époque : il intègre des éléments de texte qu’un parolier classique n’aurait jamais eu l’idée d’importer. Des bribes de discours rapporté, des marques, un sujet de dissertation du bac. De la référence, du réel, alors que les réacs fuient précisément le contemporain et s’engouffre dans l’universalisant par dégoût du monde tel qu’il va. En concert, Delerm joue ses chansons, fait des blagues, se commente. On le dit égocentrique, alors il s’en sert comme d’un point de repère. Mais en marge de cette posture, il invente de toutes petites choses qu’aucun rocker indé n’oserait proposer, de peur de fracasser son rêve de grandeur pacotilleux. Et c’est à se demander si croire encore au grand cirque rock’n roll et à son spectacle clichetonneux n’était pas finalement ce qu’il y a de plus réactionnaire aujourd’hui.

mardi 27 mars 2007


I want you back - Jackson Five

Anna Rozen est mon amie et j’en suis d’autant plus fier qu’elle a écrit avec Encore un texte merveilleux. Un petit livre consacré à une seule chanson de Stevie Wonder, Joy inside my tears, qui traite du désir féminin, de l’écoute pulsionnelle d’un morceau et de l’envie de le rejouer à l’infini pour reconduire à l’infini son plaisir. C’est profond et ça parle justement de ce que la musique peut faire à l’intérieur, très à l’intérieur, et pas seulement métaphysiquement. J’adore ce texte et pourtant je n’y reconnais pas ma pratique finalement très existentielle de la musique. Aimer un morceau et appuyer sur PLAY jusqu’à le dévitaliser, c’est une source intarissable de culpabilité pour moi. Ça m’arrive pourtant : ça m’arrive même souvent. Mais il y a toujours la peur, chevillée au corps, de rester bloqué dans cette volupté particulière. Mon plaisir me fait peur et je le manipule donc, le contrarie, l’aménage, dans l’angoisse qu’un jour il ne se fane d’avoir été trop sollicité. C’est sûrement pour cette raison que je n’écoute jamais chez moi l’une de mes chansons préférées au monde. D’abord parce que c’est une chanson pour danser, ensuite parce qu’elle me rend littéralement hystérique. La house n’a pas arrêté de courir après cette fulgurance soul et ce sens dessus dessous rythmique qu’on trouve dans I want you back. Il y a le chant et les gueulantes du jeune Jackson, et puis cette cocotte infernale, l’entrée de la basse : tout, tout dans ce morceau me fait devenir furieux, jusqu’au moindre coup de cymbale. Par chance, même si je n’ose mettre ce disque radioactif dans mon lecteur de peur d’user les lattes du plancher à force de piétinements, on l’entend partout. Dans les mariages, dans les soirées soul ou disco, dans les anniversaires. Et chaque fois, la jachère à laquelle je me suis astreint décuple le plaisir de l’écoute, le rend chaque fois innocent et tonitruant. C’est imparable et c’est violent. Même Stevie Wonder ne me fait pas ça, même Marvin Gaye. Et pourtant, Marvin Gaye, c’est l’incarnation même du désir : chansons folles de grâce, langueur à tomber raide. Michel Jourde, dans un chef-d’œuvre d’article musical sur la Motown pour Les Inrockuptibles, disait qu’il était parmi les plus beaux hommes du monde, avec Corto Maltese et un Japonais dont j’ai oublié le nom. Ain’t no mountain high enough pourrait presque rivaliser avec I want you back. Mais bizarrement, pour moi, l’excitation créée par la musique va de pair avec un enthousiasme enfantin, déluré mais ingénu. A trop dire « encore », je n’apprendrais plus rien. Alors, même si c’est difficile, je passe au morceau d’après. Le morceau d’après est toujours un peu moche, un peu dégoûtant. Mais c’est en lui que se recompose déjà l’horizon d’attente où pourra bientôt renaître le fol amour de la chanson qui emporte tout sur son passage.

lundi 26 mars 2007


L'équipe à Jojo - Joe Dassin

J’ai découvert Joe Dassin un samedi soir du mois de juillet où aucun de mes amis ne voulait sortir boire des verres. Il y avait une émission d’hommage sur TF1 et sans y croire, j’ai commencé à regarder. J’ai d’abord aimé le type, docteur en ethnologie chantant Bip Bip, puis j’ai aimé les chansons. Peu après, Le Village Vert éditait une compilation de reprises de ses chansons où l’on trouvait L’équipe à Jojo, chantée par les Objets, dont j’aimais déjà beaucoup Sarah. Mon idée de Dassin, c’est que même si elles n’ont pas été écrites par la même personne, ses chansons parlent de la même chose : l’effet du temps qui passe sur les aventures d’une vie. Souvent, il est question de communautés qui s’effritent, de collectifs érodés par les assauts de la maturité. Le couple, bien sûr, mais aussi les bandes d’amis. Dans la chanson, il y a une phrase-clé pour éviter le contresens. « Mais j’ai gardé comme un cadeau, cet air qui me tient chaud. Du fond de la mémoire, celui de l’équipe à Jojo » : pas de nostalgie réelle puisqu’une trace est restée et que cette trace, c’est une chanson avec laquelle on peut mourir. L’aventure a vécu mais elle se perpétue encore en nous pour se parfaire de manière idéelle. Ça pourrait être très politique : comme les hommes-livres de Fahrenheit 451, nous avons chacun appris par cœur une utopie que nous pouvons retransmettre à d’autres. C’est mon cas, entouré d’amis musiciens qui ont fabriqué durant quelques années les airs qui m’emmitouflent quand j’ai besoin de possible. Je pense souvent à Des lendemains d’Orwell, par exemple. Quand je voyais mes amis jouer en concert et que j’essayais d’apporter ma petite part en portant les instruments ou en prenant quelques photos, j’entendais d’ailleurs ces chansons comme des prophéties. On croit que dans L’équipe à Jojo, l’aventure tourne à l’aigre. C’est bien évidemment le contraire qui se passe. Dassin constate sans vraie amertume qu’il faut bien devenir adulte. Mais que cette part d’immaturité créative que transportent les chansons ne mourra définitivement jamais et que, germée, elle donnera rien à d’autres aventures.

dimanche 25 mars 2007


Shout to the top - The Style Council

Si la mémoire des chansons peut fonctionner au quotidien, dans les marches et les lieux connus, elle est aussi active pour des moments privilégiés, des combinaisons de réel plus particulières. On va dire que j’entends des voix toute la journée mais il m’arrive d’être happé par Shout to the top en allant jouer au foot dans le parc à côté de chez moi, du printemps jusqu’au milieu de l’automne. Il me faut traverser une place colonisée par les terrasses, avec mes chaussures de sport, un short Go Sport et, en général, un tee-shirt informe. Il me faut du courage pour affronter le ridicule et la voix de Paul Weller m’assiste dans cette épreuve. Les Jam ont déjà cet effet galvanisant sur moi, comme les Clash ou les Dead Boys : c’est une musique de rassemblement, de bande et d’effronterie. Même effet avec Back on the chain gang des Pretenders, ou Precious. Sensation d’indestructibilité étonnante, et fierté inimaginable. On en oublie qu’on a un corps de crevette, on se sent pousser des grenades de FTP-MOI à la ceinture. Pour Shout to the top, il y a aussi le choc septique des violons en attaque et puis cette batterie qui part dans tous les sens, alors que Weller semble serrer les dents dans un chant de revanche. C’est idéal pour écarter les regards moqueurs et entrer sur un terrain de football quand on n’est pas très assuré. Après il suffit de réussir le premier contact, la première intimidation comme le recommande Bixente Lizarazu, et c’est parti. La sensation qui suit le match est diamétralement opposée mais tout aussi existentielle : on se tient les côtes et on regarde le ciel, par-dessus les arbres et les grilles du parc. Le corps prend un rythme qu’il faut adopter mentalement et rien de tel que de suivre une chanson pour accompagner cet apaisement où chaque cellule de l’organisme paraît sonnée. Je pense souvent à Protection de Massive Attack, dans ces moments-là. Ou bien à I’m not in love de 10CC, à The wind de Cat Stevens. Des chansons panoramiques, qui remettent en phase avec l’essentielle lenteur de la nature, herbe caressée doucement par la main alors qu’on s’est écroulé de fatigue, fourmis grimpant le long de l’avant-bras. Et puis il faut repartir, on retraverse la place bondée de monde, en sueur, vibrant de partout. Là, il n’est pas interdit d’avoir seulement de la musique dans la tête, sans aucune parole : Ravel ou le thème de Gladiator, c’est comme on veut.

samedi 24 mars 2007


Oh la la - The Faces

C’est souvent épatant de regarder les bons danseurs officier. C’est un spectacle dans lequel je peux m’abandonner de manière assez naïve, dégustant tout particulièrement des rocks acrobatiques qui sont pour d’autres le summum du ringard. Personnellement, je me débrouille avec trois ou quatre passes et je peux sentir monter en moi l’âme meurtrière de Francis Heaulme si ma partenaire s’ingénie à prendre en main le cours des opérations. C’est le seul domaine où je sois machiste : le garçon guide, sinon c’est ridicule, un point c’est tout. Et quand ça marche, c’est absolument extra. Du coup, j’adore les films où l’on danse, surtout lorsqu’on y improvise des chorégraphies. C’est le cas du dispensable mais mignon 30 ans sinon rien où Mark Ruffalo et Jennifer Garner lancent une gigantesque fresque humaine digne du Passion de Godard sur Thriller de Michael Jackson. C’est aussi le cas du générique de fin de Mary à tout prix, avec Build me up buttercup des Foundations, sur laquelle il est difficile de ne pas bouger son cul et plus particulièrement de ne pas empoigner celle qui passe par là pour la faire tourner dans tous les sens. Pareil avec la fin de Rushmore, film génial où j’ai découvert Oh la la des Faces et sa scène de danse collective au ralenti, d’une volupté insensée. Etrangement, ça n’est pas Rod Stewart qui chante et c’est pourtant super, quand sa version solo manque un peu de mystère. La chanson est douce mais rythmée, comme une sorte de folk qui aurait découvert les pouvoirs de la caisse claire. On peut s’y laisser glisser à la manière des personnages du film de Wes Anderson : pour célébrer l’arrivée du happy-end, un peu comme les banquets à la fin des Astérix. Pour créer une transition avec le réel qui va suivre, reprise des activités qui devra alors être accompagnée d’autres chansons, comme si vivre sa vie impliquait forcément de lui trouver une bande-son.

vendredi 23 mars 2007


Guitarra - Madredeus

J’aime l’idée d’arriver chez quelqu’un, d’entendre quelque chose que je ne connais pas et de m’y faire. Bien sûr, ça ne marche pas à chaque coup et c’est avant tout une posture, surtout si le quelqu’un n’écoute que de la musique sérielle et du free jazz. Mais quand ça marche, c’est comme comprendre une page de L’Anti-Œdipe en deux lectures à peine. En me réveillant un matin chez mon amie Stéphanie, porte de Bagnolet, j’ai entendu Ainda de Madredeus et je me suis sincèrement demandé si j’aimais. Il y avait l’amitié et la douceur de vivre, du thé au jasmin et des livres partout : j’aurais pu aimer une chanson de U2 dans un tel environnement. Alors il a fallu se creuser un peu la sensibilité, le temps que le thé refroidisse et c’est venu, lentement, en surimpression du bonheur d’être là. Quelque chose qui n’était pas moi mais qui devenait moi, comme on s’adapte soudain aux autres climats, aux autres syntaxes. On se sent comme en homothétie de soi-même. Sans cette expérience, en insupportable snob que je suis parfois, j’aurais pu débiner cette musique apprise dans le calme qui lui convient si bien. Comme j’aurais pu nier avoir chanté à tue-tête Born in the USA dans la voiture d’une copine de lycée qui nous emmenait au centre ville. Comme j’aurais pu faire passer pour ironique mon écoute émue de Nothing else matters de Metallica, dans un lendemain de fête. On dira que la chanson n’est dans ce cas qu’un simple souvenir de la volupté universelle. C’est faux. D’ailleurs, ce ne sont que des bons morceaux, aimés de bonne foi, dans une déprogrammation des réflexes conditionnés par la doxa indie. Guitarra, quoi qu'on en dise, est une espèce de tube pour amateurs de musiques du monde. Dans d’autres circonstances, je n’aurais pas su entendre l’essence cinématographique du nylon pincé et de la voix comme un cristal bleuté. La solennité heureuse, le remaniement de la mélancolie en une parole de certitude inquiète. Je serais passé à côté, comme je le fais avec mille autres choses, préférant me concentrer sur ce que je sais déjà de mon crâne. C’est en ce sens que les goûts sont parfois une terrible malédiction.

jeudi 22 mars 2007


She's coming over - Fugu

J’ai assisté à la naissance de cette chanson et j’ai même écrit dessus quelques dizaines de feuillets, à l’époque, dans un petit fanzine autobiographique photocopié. A cette occasion, j’ai compris comment on enregistrait une chanson : le système des pistes séparées, le mixage, les effets. Je trouvais ça assez passionnant et il en résulte un texte distribué en autant de chapitres que de pistes utilisées pour constituer la chanson, comme si j’essayais de comprendre l’apport de chaque élément, comme si je pouvais moi aussi « feuilleter » mon écriture en autant de strates superposables. Difficile de relire ce texte aujourd’hui, truffé d’anecdotes personnelles et de tourments un peu lointains aujourd’hui. Reste le discours sur la musique : je vois une chanson prendre forme, sans l’avoir entendue au préalable. Je l’aime de plus en plus pour finalement arriver à la conclusion que Mehdi a un talent exceptionnel, ce que je pense toujours. Cette chanson de Fugu est restée particulière pour moi, comme un point de repère dans une volonté de ne pas seulement être un amateur de musique, mais aussi quelqu’un qui voudrait en comprendre le fonctionnement, alors qu’il ne dispose d’aucune oreille et d’aucun savoir-faire. En entendant se formuler lentement une mélodie toute simple mais agencée avec méticulosité, j’ai aussi compris pourquoi chaque élément avait sa place, sa raison d’être. C’était fascinant. Encore aujourd’hui, la voix de Mehdi me paraît énigmatique, presque surnaturelle, à la fois impassible et pleine d’aisance, jamais dans une émotion chargée et terroriste. Mehdi avait enregistré She’s coming over avant son premier album, pour un EP je crois. Et puis il l’a réenregistrée pour son deuxième album où il l’a faite figurer en dernier. C’était amusant et touchant de la retrouver là, semblable mais pas identique, derrière d’autres chansons dont je n’avais jamais entendu une note avant qu’elles fussent commercialisées. Mais cette fois-ci je ne l’ai pas décortiquée et le plaisir est resté, lui, totalement identique.

mercredi 21 mars 2007


Be my baby - The Ronettes

C’est le genre de chanson dont il est impossible de retrouver l’appréciation originelle : on l’a toujours entendue, on l’a toujours aimée. Parce qu’elle passait à la radio, parce qu’elle a pris place sur une bande originale de film ou dans une publicité à la télévision. C’est presque autant un jingle qu’une chanson et pourtant, c’est un choc. Lorsque j’ai acheté le coffret Phil Spector, j’ai pu l’entendre pour moi, en entier, sans parasite. Et j’ai été littéralement coupé en deux. Par le son, évidemment, dont j’avais l’impression qu’il s’infiltrait en moi, qu’il faisait résonner mes os mais aussi par ces voix, agrippées les unes aux autres comme le chant des Sirènes qu’Ulysse tient absolument à écouter, au péril de sa vie, dans L’Odyssée. Il y avait ces percussions invraisemblables, cette caisse claire qui cognait comme s’ouvre et se referme le couvercle de l’âme. J’aime cette chanson depuis l’enfance, sûrement, mais c’est seulement après l’avoir écoutée une bonne vraie fois que je me suis rendu compte qu’elle était mon idée du sublime. Sublime d’une construction où les éléments se répondent les uns aux autres, s’enchaînent dans une dynamique insensée, sublime d’une mélodie et d’un chant aigrelet et puissant où une femme trop vite grandie se déchire le cœur. Comme les plus beaux morceaux de la Motown, il n’y a rien à bouger ou à jeter dans une telle œuvre d’art, où le savoir-faire rivalise avec le coup de génie instinctif. Les enfants ne s’y trompent pas : dès les premières mesures de ce genre de fragments d’universalité, ils rient aux éclats, dandinent leur petites hanches, chantent comme sur les génériques de TiJi. Fabuleux spectacle. Nous avons le malheur d’en comprendre les paroles, et de saisir le petit désespoir rageur qui leur sert de prétexte. C’est bien dommage, mais ça ne nous empêchera pas, comme j’ai vu mon ami Charles le faire il y a une dizaine d’années, de proposer à la crèche de nos enfants une compilation entièrement constituée de ces morceaux, afin qu’ils évitent d’avoir à subir Henri Dès.

P.S : Chez des amis proches ou plus éloignés, un garçon se prépare et un autre vient de naître. Et disons que connaissant les goûts des parents, je ne me fais aucune inquiétude pour l’éducation musicale que ceux-ci vont recevoir. Je les salue.

mardi 20 mars 2007


The colour of spring - Mark Hollis

C’est une chanson magnifique mais c’est avant tout un album génial, entier et vacillant. Mon amie Claire dit que les génies ont les deux pieds collés dans le sol et la tête dans le ciel. La musique de Mark Hollis a cette double posture : elle plonge dans la réalité et l’élève doucement, sans emphase superflue, vers son versant aérien et immatériel. J’avais découvert Talk Talk grâce à Christophe Conte et un ami vénézuélien devenu depuis vice-ministre de l’Education dans son pays. J’ai toujours son Laughing Stock et crains qu’un jour les services secrets d’Hugo Chavez ne soient dépêchés pour le récupérer. Il est perdu dans ma discothèque mais en revanche, je retrouve toujours sans peine le disque solo de Mark Hollis, ne serait-ce que pour scruter la photo de la pochette, dont j’aimerais bien un jour prendre la jumelle mais qui m’échappe toujours. A l’image de ce visuel, la musique est troublante de simplicité apparente et de majesté. La première chanson, The colour of spring, tient en quelques lignes de texte et en une mélodie comme éparpillée, pulvérulente, comme on le dit des particules en suspension dans l’air. La voix revenue du gouffre de Mark Hollis vient ensuite se coller à l’ensemble, d’une folle unité. C’est grave et beau, mais quelque chose comme un sentiment de renaissance s’insère dans les interstices de cette apparente solennité. « Soar the bridges that I’ve burnt before » dit cette voix revenue de l’héroïsme d’opérette, hantée mais digne, prête à faire face au monde. On exagère souvent dans nos commentaires avec l’idée de dépouillement, de mise à nu, on estime trop vite que des artistes vont « à l’os » ou à l’essentiel. Peut-être avons-nous tout simplement besoin d’un repère pour de telles images. Ce repère, il était sous nos yeux, comme la lettre volée de Poe, depuis moins d’une décennie, et c’est Mark Hollis qui nous l’a donné.

lundi 19 mars 2007


September - Earth Wind and Fire

C’est formidable, la disco. Epatant pour danser, pour rouler des mécaniques, pour faire les malins à vingt sur une piste dans une boîte de nuit ringarde, un été où on s’ennuie ferme. Mais ça n’est pas seulement une musique utilitaire : la disco est un existentialisme. C’est une métaphysique amoureuse, avec un champ lexical particulier, des histoires particulières, tout comme les tubes de la Motown utilisaient déjà des phrasés de garçons pauvres amoureux de jeunes filles trop bien pour eux. Il faut écouter de la disco tôt le matin, dans un café anodin, sur une sono pourrie pour comprendre l’effet que ça peut faire. Une mélancolie immédiate, simultanément adoucie par le rythme, les arrangements affolés, la joie de jouer de musiciens surdoués ayant enfin trouvé comment démontrer leur virtuosité sans perdre le sens du divertissement. On voit ça dans les clips d’Earth Wind and Fire avec leur tube September. Une bande de gars habillés n’importe comment, mais dont on a l’impression qu’ils vont sortir de scène en continuant à jouer jusqu’à l’épuisement, dehors, dans la rue, jusqu’à leur lit. Dans cette chanson, je mime souvent la cloche que le percussionniste martèle durant tout le morceau. Rien que ça me donne un sentiment de toute puissance inouï. Dans Le Freak de Chic, mon ami Jérôme attend l’appel de basse qui semble le remplir de joie, juste avant la fin du morceau. Can’t take my eyes off you, qui peut me faire sourire aux larmes, est une parfaite synthèse du lyrisme pop et de l’extravagance disco, comme une tentative de changer la tristesse du jour en un espoir nocturne, fondé sur l’éclair amoureux et ses promesses, dont la chanson tente de mimer par la musique l’imaginaire. Et puis il y a Easy lover. Femme fatale revu par la disco et le rock eighties à catogan. Il faut l’entendre avec des bruits de machine à expresso et un crachouillis de bande FM pour en comprendre l’enjeu vital. Il faut savoir s’émerveiller, après une mauvaise nuit, de la sympathique balourdise des guitares et des voix effrénées pour voir subitement le monde danser dehors, alors que le patron du café essuie ses tasses avec un chiffon sale.

dimanche 18 mars 2007


But not for me - Chet Baker

J’ai choisi mon appartement sur un seul critère : je voulais qu’on puisse marcher pieds nus sur le parquet du salon en écoutant Chet Baker ou Bach le dimanche matin. Que le bois du sol provoque une sensation suffisamment marquante et douce, en accord total avec la musique idéale des jours où l’on prend le temps. Ce sont des détails auxquels on devrait penser plus souvent car les chansons ont un rapport évident à l’espace dans lequel elles s’insèrent, avec les matières qui le composent. Un critique autrefois marquant avait parfaitement décrit cette évidence et disait que quand il écoutait My Bloody Valetine, son appartement changeait de forme, mystérieusement, se couvrait de lianes ou quelque chose comme ça. Le jazz me fait cet effet : il décloisonne l’espace et plus encore les chansons de Chet Baker, qui bouleversent aussi le temps, en créant une sorte de monde sans âge. D’abord parce que sa voix est de toutes les époques, un peu comme celle de Nick Drake. Rien ne la date. But not for me, puisqu’il faut en choisir une, est la chanson d’un sentiment lui aussi immémorial : tristesse et insouciance mélangées, légèreté et désespoir. C’est avec ce genre de posture qu’on reprend sa vie à zéro. Et le dimanche matin, il faut avoir l’impression de recommencer un univers à son point de départ, sinon ça n’est pas dimanche.

samedi 17 mars 2007


La France dort - OTH

Dans une foire aux livres, nous avions acquis avec mon frère un numéro spécial de Libération consacré aux cent meilleurs albums de la période 1968-1988. J’ai lu l’ouvrage en intégralité et j’ai assez méticuleusement écouté les albums qui étaient passés en revue, sans le secours d’aucune médiathèque, concept encore vague à l’époque. J’ai aimé Prince, Fleetwood Mac et Stevie Wonder et j’en suis venu au Velvet Underground par un numéro spécial des Inrockuptibles acheté un peu au hasard. La légende veut que chaque personne ayant découvert le premier album du Velvet a fondé un groupe par la suite : moi je suis persuadé que tous ceux qui ont découvert ce numéro spécial ont ensuite fondé un fanzine. C’est mon cas et je l’ai créé en compagnie de semi-punks sympathiques dont j’étais le rédacteur en chef, à quatorze ans environ. Eux écoutaient du rock alternatif français, moi Yves Simon, mais je n’ai pas tardé à me laisser embarquer. Le fanzine portait un nom de maladie vénérienne et c’est là que j’ai publié ma première interview, du groupe Les Cadavres. Si je compare avec la dernière que j’ai réalisée – Neil Hannon – je me rends compte combien le chanteur Vérole et ses musiciens étaient extrêmement sympathiques. Un peu à l’image de cette musique, totalement mise de côté aujourd’hui, mais dont je garde un souvenir ému. Comme dans les livres de Guy Debord, il y avait là des enfants perdus et quelques utopies singulières, véhémentes, anarchiques. « Jamais plus nous ne boirons si jeunes » : certains sont morts violemment, d’autres dans un désespoir presque absolu. Le groupe le plus marquant de ce milieu fut OTH, même si je garde un bon souvenir des Satellites ou d’un live de Parabellum d’une belle et juste force. La France dort décrivait notre réalité, pays tétanisé par la crise, dont nous n’avions pas encore fait notre panorama. C’est une vraie bonne chanson et pas seulement le choix de la nostalgie. Avec un chant soucieux et habité, une sorte de lyrisme noir, urbain. OTH avait un son, quelque chose comme un souci du détail. Ils parlaient aussi d’espoir et d’union, de communautés possibles. J’aimais la hargne qu’ils mettaient dans leurs morceaux, rarement ridicules, parfois simplement limités par le manque de moyens. C’est cela aussi que j’ai découvert là-bas : rendre les choses possibles avec rien, du disque à la revue. Le rock alternatif, de quelque obédience qu’il soit, donne avant tout une méthode. Un anti-système souvent joyeux et bordélique, qui confère un parfum particulier aux chansons produites. Quand on a quatorze ans, c’est une sonorité qui marque à jamais, tout comme l’émotion de voir des œuvres se monter envers et contre tout.