dimanche 11 mars 2007


Les anomalies - Autour de Lucie

Je ne connais pas bien Valérie Leulliot. Je l’ai rencontrée il y a douze ou treize ans, alors que Le Village Vert venait de se créer et que le premier album d’Autour de Lucie, L’échappée belle, n’était pas encore chez les disquaires. Autour de Lucie donnait un concert dans une petite salle et ils avaient accepté que l’on se rencontre pour une interview. J’avais peu de disques chez moi : peut-être trente, quarante, impossible de savoir. Celui qu’on m’a donné ce jour-là a beaucoup compté pour moi : parce qu’il était gratuit, parce qu’il m’a obligé à produire moi aussi des objets pour les leur donner. Les disques et les concerts d’Autour de Lucie ont à partir de là toujours été des repères pour moi : emménagements et ruptures, ascensions et chutes. Parfois, à la fin de leurs concerts, nous allions manger ou boire des verres. Je ne connaissais pas bien Valérie et nous parlions de littérature, essentiellement. Elle m’avait fait une proposition un jour : écrire des paroles. Je me suis obstiné à rester improductif en ce domaine. Je ne connaissais pas bien Valérie, m’en tenant exclusivement aux paroles de ses chansons pour la cerner. Ce que j’y entendais me suffisait amplement : une voix de femme qui disait « nous » plus souvent qu’ailleurs. Autre chose qu’une simple expression de la féminité, autre chose qu’une bête individualité et cela tombait sous le sens. La beauté des paroles d’Autour de Lucie tenait à un usage particulièrement attentif des catégories lexicales dont le sens exact nous échappe en raison de leur invisible usage : prépositions, adverbes. Les prépositions disent la relation à l’autre, bien souvent, tandis que les adverbes suggèrent les circonstances et les modes opératoires. C’est le cœur de l’énigme. Les chansons écrites par Valérie, indistinctement, disent les rapports de force entre soi et les autres, soi et celui ou celle qui gravite comme un astre autour de nous. Elles disent les douleurs et les plaisirs du sentiment, mais en en traduisant la petite phénoménologie, agrégat de postures et de vibrations plus que constat psychologique. Allez voir du côté de Nathalie Sarraute et vous aurez la matrice de ces mots sur l’état d’un corps amoureux et son déplacement dans l’espace. Je ne connais pas bien Valérie mais je l’ai recroisée parfois, dans les concerts. On ne parle jamais de nos vies, on parle d’autre chose. On se maintient dans cette méconnaissance respectueuse qui garantit l’égalité du rapport initial : je l’ai découverte quand j’ai découvert ses chansons. Et si une chanson comme les Anomalies m’a accompagné toute ma jeune vie, c’est parce que je n’en ai jamais su la vraie signification, parce que je l’ai adaptée à mes aventures, comme je le ferai sûrement avec Au Virage. La dernière fois que j’ai vu Valérie, je lui ai marché sur le pied. On connaît de meilleures manières de signaler sa réapparition. Peu après, je la retrouvais sur son album solo. Ses nouvelles chansons me disaient toujours ce que j’étais devenu.